L'échappée

Les coudes posés sur la table, le dos légèrement voûté, les sourcils froncés, elle lit. Elle est tout entière attentive à son livre. Elle lit à en oublier la rue, les gens, le bruit. Elle lit à en oublier le soleil, le vent, la pluie. Elle lit à en oublier l’heure, à en oublier le monde. Elle lit avec appétit, elle lit avec énergie. Elle lit avec une fièvre qui peut surprendre. Comment peut-on à ce point se laisser emporter si loin de son quotidien par quelques grammes de papier ?
Elle lit comme on dévorerait un premier repas complet après une longue maladie. Comme on ferait l’amour, à corps perdu, sans retenue. Elle lit parce que c’est vital, parce qu’une journée sans lire est une journée perdue, parce qu’elle étouffe, littéralement, si elle ne lit pas. Ce n’est plus un plaisir, c’est un besoin. Manger, respirer, lire. Lire pour tromper l’attente, pour éponger l’ennui. Lire pour changer de peau. Lire pour briser les barreaux, lire pour s’enfuir. Lire pour ne plus avoir peur. Lire pour être libre.
Elle sursaute, lève la tête, cherche du regard la pendule murale. Ses lèvres s’arrondissent dans une exclamation muette. D’un geste vif et doux à la fois, elle corne le coin de la page et referme le livre. Ses yeux, pour quelques secondes encore, s’attardent sur la couverture. Libre de revenir à la réalité ?

© Fabeli 2016

Le tableau qui illustre ce texte est extrait de la série "les liseuses", réalisée par l'artiste Marie Demias Koch